Introït
En partant pour l’Amazonie
Aucun chemin ne sera mon préféré…
Aucune voie ma voie exclusive.
Aucune voie ne peut être la seule, car alors elle exclut Dieu.
Je ne suis pas l’esclave d’une seule voie.
Toutes les voies portent mes pas vers mon Bien-Aimé.
Certains me disent : « Voilà le bon chemin.
Ne dévie pas surtout pas, ne prends pas les chemins de traverse,
Sinon jamais tu n’atteindras le sommet de la montagne ! »
Et je leur réponds : « Ma montagne est dans mon Cœur.
Mon Bien-Aimé est ici… où que je me rende, où que je reste,
Où que j’erre ou me trompe de chemin…
Comment pourrais-je errer,
Lorsque mon Bien-Aimé est en moi et que je suis en Lui. »
Le 25 septembre 2002
Être de Terre, de pierre et d’eau
Pluie
Pluie douce, matin
Aux doigts de palmes, de rosée,
Paumes légères,
Enfance sur les eaux.
Pluie verte dans la rade
Où les barques se posent,
Oiseaux, cris suspendus,
Mains fugitives dans le ciel.
L'eau se plombe, s'argente
Et leurs ailes y passent,
Noirs signes d'écriture,
Signes d'encre que le rêve
Rythme et défait
D'un seul coup de pinceau.
Port de Nyon, août 1977
LES NOMS
DE NOTRE AMOUR
Poèmes
Composition sur cuivre 84 x 58 cm. Bérénice Depeursinge-Librandi
Sommaire
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Homme
Homme-terre, ruisselant, labouré,
Terre sèche, sauvage, saisie dans la roche
Homme-roche, froid, brûlant, déchiqueté,
Roche féconde, polie par la main et par l'eau.
Homme-eau, dormant, impétueux,
Eau-fleuve, mer où tout se confond, renaît.
Homme-naissance, chair, sang, langage,
Naissance, âpre éclosion d'amour.
Homme-amour, ombre qui se déploie, arbre,
Arbre-ramure, arbre-racine où se tisse mon rêve.
Homme-rêve, homme-fleur, homme-oiseau,
Aile, épée, solitude, homme multiplié.
En toi je me perds.
7. 1976
Fleuve
Être surgi, invincible rivière,
Membres ligneux et fins,
Dos puissant où coule mon rêve,
Je suis le bois que plie,
Qu'emporte ton courant,
Gisante étroitement serrée
Dans ta gangue liquide,
Bandée comme un arc
Sur ton épine dorsale.
N'être que ta corde archer, ton trait,
La profondeur où tu m'aspires, rien
Sinon ta fluide violence, mort muette
Qui vibre et pulse entre mes flancs.
Laisser le flot
Me pénétrer, m'étreindre,
Sombrer au noir lit du fleuve
Où roulent, roches luisantes et polies,
Les édifices de la mémoire,
Scellée comme eux, d'un insondable oubli,
Sans remonter et sans revoir tes yeux,
Eclats de ciel intense, ni la rive,
L'arbre calme qui se penche, douce
La plage limoneuse qui s'incurve
Et s'achève, malléable épousée.
1976
Plage
Es-tu plus femme, pierre,
Saisie entre les roches disjointes
Ou libre, ou prisonnière encore
Du roulement incessant de la mer ?
Crevassée tu es belle près des failles luisantes,
Polie, mouvante, que tu es belle dans les eaux.
Que tu es douce et lisse et fauve, pierre,
Pavant la route où s'affranchit
Le pas du voyageur.
Femme, que tu es belle, pierre,
Inscrite dans ta nudité,
Lorsque seule traversée tu reposes,
Galet entre les rives déchirées de la mer.
1993
Galet
Être pierre
Lisse et compacte et ronde
Sombrer tel un météore
Dans les eaux profondes
Franchir nocturne balle
Le ciel éclaté de l'absence
Demeurer immobile
Forme pure
Hors du mouvement.
Reposer dans ta main
Coeur trop lourd ?
Bulle trop transparente ?
1993
Métamorphose
Briser la vitre épaisse,
Le paysage.
Faire craquer les noix
Sous mes talons.
Filer comme un jet lisse
Sur la pente fraternelle,
Magnétique. Deviner
Tes traits mobiles, très haut,
Parmi les volumes lents des nuages.
Eclater contre un tronc,
Grenade mûre, rouge, or,
Avec des verts secrets,
Graines dans l'ombre.
Heurter le présent
Dans le limpide éclair de ton regard,
Par-delà l'écran des lumières,
Vierge de l'heure passée,
Du temps qui s'amorce.
Flottante, libre, nue,
Entièrement aube.
Amour
Interrogations
Amour ? Ne pas être envahi à mon insu.
Ne pas t'envahir malgré moi, malgré toi.
Je t'invite. Tu m'invites. Chacun donne l'hospitalité.
Nous conjuguons l'eau de nos rivières… nos énergies.
Et puis chacun reprend sa place. Nos eaux retrouvent
Leur lit, leur pente, leur destin propre,
Se rencontrent à nouveau, enrichies.
Quel est donc l'amour…
Qui n'est pas consommation de l'autre
Mais partage et libre don de soi ?
Quelle est cette liberté…
Qui n'est pas asservissement de l'autre.
Mais déploiement et croissance
de nos natures respectives
Dans leur pleine envergure ?
Quelle est cette force…
Qui n'est pas pouvoir sur l'autre,
Mais lien intime à notre propre nature,
Dans l'instant même où elle se donne à connaître ?
Lien profond à soi, qui seul permet
D'établir un juste lien à l'autre.
Et qui donc est cet autre…
Qui nous advient par une infinité de formes ?
Avec leur permission… les incarner ces formes.
Vivre l'instant présent ‘dans leur peau.’
Les accueillir et se donner à elles…
Les découvrir, les comprendre, les aimer.
Et puis se séparer. Entrer et sortir. Respect du territoire.
2003
Le Nom notre amour
Poème de l'amour d'Aurore
Ton amour pour moi, mon amour pour Toi,
J'ai bien envie de le crier sur les toits.
De le rappeler en chaque passant
Comme un soleil. Que nul n'en soit privé !
De le jeter comme une pluie d'or
Sur les feuilles et le vent, sur la crête des vagues,
Les portes de la ville, les fenêtres des maisons.
Je ne sais à quel sortilège je dois ce bonheur.
Je ne peux que tomber à genoux
Comme un cavalier du désert,
Parce que le ciel liquide se reflète dans le puits.
Où que je me tourne, voilà Ton Visage.
Chacun de mes pas épouse Ta Trace.
Là même où je la croyais à jamais dispersée.
Chaque pays est le pays qui nous attend.
Mon amour pour Toi, Ton amour pour moi,
J'aurais bien envie de le tenir à bout de bras
Comme un rire qui sonne,
Comme un vol d'hirondelles échappé de mes doigts.
De T'envelopper de son bruissement d'ailes.
Vivante arabesque. Nuée d'oiseaux
Sur la page du ciel. Porté par leurs cris.
Chaque source est Ta Source.
Chaque brasier Ta Tendresse,
Plus neuve, plus fraîche, plus apaisante,
Que la naissance des feuilles.
Que la pluie du soir,
Qui touche nos lèvres desséchées.
Mais ce secret dont tous sont habités,
Qui le reconnaît ?
Qui se soumet au "jugement de Dieu" ?
Qui pose sa main nue sur le Feu du Cœur,
Sous la peau de la matière, sans être brûlé ?
Qui contemple le Radieux
Sous le voile des formes et n'est pas consumé ?
Amour, si Tu n'es pas mon Innocence,
Je resterai coupable. Condamnée.
Chaque nuit est la Nuit de notre Rencontre.
L'on ne peut séparer le Feu du flambeau,
Ni le flambeau des Ténèbres,
Ni la Rosée du sable.
Ils sont l'un pour l'autre,
Comme le Corps et l'Amour,
Les ossements épars
Que Ton Souffle rassemble.
Je n'existe pas sans Toi.
Amour, le puits, le feu, Ton pas,
Ta liberté au bout de mes doigts,
J'aurais bien envie d'en éveiller l'écho
Au plus profond de chaque passant !
D'en poser le signe...
Comme autant de feuilles d'or à leur front.
Au creux de leurs mains.
À la plante de leurs pieds.
Mon amour pour Toi, Ton amour pour moi,
Est le Chant que nul n'entend,
Et qui pourtant résonne de tous les chants !
On ne peut séparer
Leur vibration de Son Silence.
Car ils sont l'un pour l'autre
Comme le Corps et l'Amour.
Ton amour pour moi, mon amour pour Toi,
Est une parole que personne n'a encore prononcée.
Un mouvement qui naît pour la première fois,
Un corps vierge comme l'origine des origines.
Celui qui croit le saisir vient de l'effacer !
Peut-être, parce qu'on ne peut le dire,
Mais seulement l'inspirer...
Dès avant lui-même, notre amour était.
Avant le premier souffle, avant le premier son.
Notre amour créait avant le premier geste.
Car Amour est le Nom,
Le Nom que nul ne sait,
Mais que chacun reconnaît
Lorsque Dieu l'appelle par son nom.
Embrase de son Sceau le Cœur.
Amour, Ton rire est dans le mien
Comme un grelot qui tinte
À l'aube dans la montagne.
Amour, si tu me quittes,
Je Te verrai couler
Comme un regard d'enfant,
Comme des larmes de joie.
Une source fragile,
Sur la roche, sur le sable,
Entre les prés en fleurs.
Murmurante, légère,
Humble et indestructible.
Car d'où qu'elle vienne,
Où qu'elle aille ou se perde,
Ton eau retourne au ciel et à la mer.
Sans Toi, Amour,
Je ne suis qu'ouragan
De rage, de feu.
Je disperse les hommes !
Je calcine la Terre...
Je nous mettrai en pièces
Comme lambeaux de festin
Sur la plaine
Où blanchiront nos os.
Les grincements du sable
Entre mes dents nous feront poudre.
Le feu de mes entrailles
Dévorera Ton nom.
J'enchaînerai Tes gestes,
Rendrai muets Tes mots,
Chaque étincelle de mon amour pour Toi !
Nous réduirai à moins que cendre.
J'imposerai la paix comme un désert.
Là même, Amour,
Ton rire est dans le mien
Comme un sanglot qui tinte.
Un improbable oiseau
Dans ce champ dévasté.
Mon amour pour Toi, Ton amour pour moi,
Rapproche nos os,
Murmure son souffle,
Dans le vide, dans le rien...
Remonte comme le son d'une flûte
Du ventre noir de la terre.
Je n'existe qu'en Toi.
Tes doigts légers, Tes doigts de vent,
Tu les poses sur mon front.
De la douceur de l'aube
Tu marques mes paupières.
Il y a des feuilles qui naissent
De nos branches coupées.
Amour, je ne peux rien T'offrir
Que ma douleur,
Inséparable de ma tendresse.
Car elles sont l'une pour l'autre
Comme le Corps et l'Amour,
Comme le bois et le feu,
Comme la vie et la mort.
Je t'aime.
Le flambeau brûle sans porteur.
Naît de sa propre incandescence.
Le Nom secret de notre amour
Est toujours celui de Dieu.
Le 4 avril 1999. Jour de la Résurrection
Éternité
Le multiple dans l’Un
L’Un dans le multiple
L’infini dans le fini.
Je ne perçois que le limité.
Pourtant le Soi, mon Cœur,
Connaît, contient,
Ce qui n’a pas de fin.
Deux mains se joignent,
Deux regards se rencontrent.
Deux atomes jamais ne se touchent.
Mais si je me penche, aimante
Sur un seul grain de sable,
D’innombrables particules,
D’infinies galaxies...
En sont à l’instant informées.
2018
La maison de papier
Je suis là. Tu es là.
Je respire et sommeille,
Tu respires et sommeilles
Dans une maison de papier
Sur le fleuve du temps.
Une mince cloison nous sépare,
Comme une aile immobile
Sur le souffle de nos poitrines.
Un léger paravent nous cache
L’un à l’autre, plus sûrement
Que la distance de la terre à la lune.
2016
Le bord du soir
Mon oreille, ma joue
Naviguent sur ton coeur,
Paisible souffle,
Battements rythmiques,
Rames sur l'eau.
Mon front contre tes reins
Creuse un sillage fou,
Houle contre ta coque,
Barque épousée, engloutie par la mer.
N'étais-tu pas ce soir
Un cavalier marin
Et moi crinière d'algues,
Fleur rouge qui respire,
Marée
Cerclant ton corps lisse et rapide,
Plage secrète où tes doigts,
Paupières tièdes,
Se fermaient sur mes seins.
Nous devenions abîme, sel, bouches,
Flux et reflux,
Tourbillon liquide
Dans des lèvres de roche.
L'onde moutonne et court
Entre nos cuisses, nous chevauchons
Des vagues haletantes,
Métalliques, phosphorescents,
D'une nudité d'écailles,
Rais d'étoiles qui s'absorbent,
Réfractions de cristal ;
Dauphins, arcs,
Eclairs à l'horizon de soi,
Dos blanc, ventres noirs,
Dos noirs, ventres blancs,
Qui bondissent, s'écartèlent
Sur la lame qui roule.
Chute où bascule et tremble, s'anéantit
Le mouvement, inertie,
Pierres luisantes de sueur et d'écume.
Eau fraîche, eau profonde,
Eau-sommeil, notre amour
Remonte en moi, bulle,
Léger cri d'oiseau,
Gémissement de flûte.
Dans la pénombre
Nulle pesanteur des corps,
Nulle usure de l'âme.
Nos yeux brillent, coquillages,
Fragments de lune sur la pente du flot,
Écarquillées, neufs, sans rêves.
Demeurer ce vertige
Qui ourle et frange l'oublie,
Corde qui vibre
À la rencontre du silence.
Nous mourrons sur la rive
Comme de grands cachalots.
1975
Hieros gamos
En moi s’ouvre la terre
Pour être fécondée,
Et te tenir… soleil, arbre,
Entre mes bras.
Nuages, caresses sinueuses,
Reflets de lune
Entre nos yeux miroirs.
Nos souffles sont des herbes folles
Et nos doigts la Présence
Qui palpite et respire
A l’orée de mon ventre,
A la lisière de ton cœur.
Murmure, forêt nocturne,
Entre mon oreille et ta bouche.
Je ne sais qui nous sommes,
Homme, femme, terre, roche ?
Je ne sais qu’une seule chose,
C’est que je m’offre à toi,
Comme le lit au torrent,
Comme les bras des grands saules,
Traversés par le vent.
Fleuve pourpre, souterrain,
Défais les mottes de nos corps,
Deviens rivière entre mes seins,
Lac d’ombre,
Cascade dans nos sexes.
Poisson des profondeurs,
Au creux de la matrice.
Le vertige nous saisit,
Amour, et nous emporte
Dans l’abîme du frisson
Où nous ne savons plus
Qui se donne, qui reçoit.
Mer et ciel se confondent,
Ensemencés d’étoiles.
Entre nos flancs naît l’aube,
Nichée comme une colombe,
Libre comme l’hirondelle,
Echappée de nos mains.
Rupture
Heureux l'homme, qui vêtu de son rêve…
Heureux l'homme, qui vêtu de son rêve,
Marche, aérien, son manteau de couleurs
Volant autour de lui,
Frappant l'air comme des ailes !
Nous avons écarté nos mains,
Laissé échapper la bulle irisée
Qui contient notre vie :
Eclatée poussière d'eau
Elle se fragmente dans l'invisible.
Ce qui était semblable se révèle différent.
Nous serons donc autres !
Blessés par cette métamorphose, titubants,
Étonnés de ces élytres froissées, velues,
Étrangers à nous-mêmes, sans mémoire,
Penchés sur l'eau opaque et lisse du chagrin.
Tu es autre, je suis autre,
Nous aimerons quelqu'un d'autre,
Qui, si nous le voulons, sera toi, sera moi,
Ou qui sera cet autre en face duquel...
Nous nous reconnaîtrons,
Ou qui sera l'absent
Que nous portons en nous.
Ce qui est vrai est autre.
Ce qui est faux est autre.
Nos actes sont autres.
Notre voyage est un autre voyage,
Nous voici les prisonniers
Les plus libres de la terre.
Entre ces hauts murs tout est vierge,
Dans le ciel qui coiffe cette enceinte
Tout est inhabité.
Notre pensée n'est plus notre pensée.
Nos gestes ne sont plus nos gestes.
L'avenir n'est pas notre avenir.
Notre amour n'est plus notre amour.
Nos enfants ne sont plus nos enfants.
Ils s'écoulent de nous comme du sang.
Notre demeure sera partout,
Notre amour partout,
Nos enfants dispersés, bulle éclatée
En millions de bulles éclatées.
Nous ne savions pas que le désespoir,
Comme deux mains vides,
Est liberté, détachement, légèreté infinie ;
Que l'on peut laisser sans haine, ni défense,
Ce que l'on serrait si fort dans ses bras.
Nous ne savions pas…
Que le noir ne se distingue pas du blanc,
Ni le feu du gel, ni l'étau de l'envol ;
Que l'on peut s'aimer et se perdre,
Joindre des mains indifférentes.
Dirons-nous : ‘Je suis autre, je me quitte ?’
Serons-nous celui qui s'éveille,
Ne possédant rien de lui-même...
Pour lequel partir et rester
Sont un seul mouvement ?
Celui qui frissonne, nu, immobile,
Lourd de ces mots informulables
Qui ont nom absurdité et silence ?
Ou secouerons-nous
Le fardeau de nos épaules,
Les larmes de nos yeux,
Le doute de notre cœur ?
Deviendrons-nous douze bras qui embrassent,
Douze bras qui s'ouvrent sur le monde,
Six visages pour regarder,
Six regards pour comprendre ?
Ou étreindrons-nous l'avenir comme une lame ?
1975
Femme sans amour
Femme sans amour,
Captive,
Suintant comme une outre mauvaise,
Gonflée d'haleines lourdes, de sueur, de sang,
Nouée de colère,
Muette de larmes intérieures.
Homme sans amour,
En allé,
Jouet que l'on laisse et qui roule,
Vidé de lui-même ;
Substance étrangère auprès d'une étrangère,
Drapeau qui claque au vent.
Maison ouverte, close, imaginaire,
Sans toit ni seuil, sans piliers,
Ni bras qui marquent son enceinte.
Voyageurs sans départ,
Ombres sur le mur
Qu’une fenêtre opaque nous renvoie.
Où sont têtes, crinières, membres ronds et chauds
Façonnant la terre, les songes,
Où les gestes neufs, les incantations
Qui saisissent, dévorent, libèrent, absolvent,
Où notre barque à la rencontre du jour,
Où le sourire aux lèvres inconscientes ?
Enfant-rêve, enfant-demeure,
Notre enfant tète, goulu et ferme,
Notre enfant joue, serrant fort sa balle.
Février 1975
Faim du corps
Faim du corps, oppression
Dans l'épuisement des rêves.
Désir de violence, d'oubli,
De n'être qu'à celui qui passe.
Mais c'est toi,
Homme, qui t'arrêtes et me souris,
Homme, qui restes les mains ouvertes,
Que je veux…
Ton souffle qui monte et descend
Près de ma gorge.
Inconnus, je vous scrute,
Altérée, saisie.
Solitudes, je vous interroge,
J'attends que vos sabots
Martèlent mon front, mon ventre,
Que vos ongles me marquent de cernes,
Que vos bouches éteignent mes mots,
Que vos regards me soient paupières,
Que vos membres me capturent
Et me désarticulent,
Pantin.
Mais je te veux, homme,
D'une naïveté d'azur,
Promesse, oiseau,
Présent perpétuel.
Ni tanière, taillis, ni marge,
Proie du féroce nocturne,
Haine et piétinement de fuite.
J'ai hâte de n'avoir rien à dire,
D'être masque, d'être dédale,
D'être voile, d’être manteau.
Mais c'est en toi, homme solaire,
Que je veux être amour.
1975
L'Oasis
Poing
Seul repère
Dans la vapeur du ciel
Sur la terre bosselée
Qui poudroie et scintille.
Corps
Poussière, sueur,
Tendus vers l'abandon,
De gestes qui dénouent
Cette ceinture de feu !
Main, feuille d'ombre,
Abri, sommeil,
Accueil des hommes.
Absence
Visages-trous dans les murs.
Natte emportée par le vent.
Puits de sable
Soi !
On ne heurte que soi,
Poing, regard, bouche, corps,
Silence, mots, désert, prochain…
Toit, murs où se réfugient
La soif et son eau,
La faim et son fruit,
Le désir et son apaisement.
Regard
Qui aimante les pas,
Désarme l'immobile.
Bouche
Puit humide, rose,
Langues échangées, candeur.
L’Oasis.
Octobre 1975
Forteresse
J'étais pour toi muraille,
Lézardée par l'éclair,
Pont qui se cabre.
Et tu étais le lit
Où passe le torrent,
Gorge violente
Au pied de mes remparts.
Et mon ventre était tour
Qui chevauche la plaine,
Verticale et aveugle
Dans les spasmes d'orage.
Tu n'y laissas qu'oubli
Qui fulgure et s'apaise,
Saisi dans mon enceinte.
Toi dont le corps,
Toi dont les mots
S'écroulaient - fous -
Pierres de nos donjons.
1976
Orbites
Anneau, horizon qui pèse, se ferme
Sur le front, la poitrine, les reins.
Barre qui traverse les yeux.
Orbites sèches où fourmillent
Des pleurs incandescents.
L'angoisse forge sa lame.
Bras ballants, plumes éparses,
Où est l'oiseau -mon coeur-
Unique apprivoisé ?
Le silence plane où battaient ses ailes.
Je suis sa proie.
Octobre 1975
Miroirs
Regard mat, lignes fines,
Empreinte familière
Qui se creuse, se défait, sable.
Profils étrangers
Que machine le temps,
Corps inertes, rejet.
Notre force n'est plus douceur.
Quel oublieux voyage !
N'avoir que nos paumes tièdes
Pour refuge,
Dans la brume nos mots,
Leur bruissement de navire,
Souffle, déchirure.
Se deviner,
Gestes d'arbre, pas de glaise,
Chuintants, suspendus,
Songes cruels vibrant
Sur leurs tambours.
Marcher à contre-courant,
Se dépasser, visage après visage,
Comme autant de soufflets,
Autant de chutes, de miroirs
Où nos yeux flambent et s'enferment.
Vêtements de corde
Que faisons-nous, tristes personnages,
Assis à d'anciennes terrasses,
Dans nos vêtements de corde ?
Que faisons-nous des bouquets éventés,
Du partage, des jeux,
Des lendemains de rêve ?
Cônes d'ombre sur les festins
De la mémoire,
Dérobant le jardin d'innocence
Où persistent les parfums et les rires,
L'haleine acidulée des baisers.
1975
Montparnasse-Bienvenue
Faces de pierre,
Nul sourire,
Regards caillés, étales,
Joyaux sans transparence.
Ni verbe, ni ruptures, ni flèches :
Monologues, transes, litanies,
Acteurs involontaires,
Insectes bourdonnant sous la Coupole.
Crinières d'herbe, paille, chiendent
Qui oscillent et se penchent.
Labyrinthe,
Jambes indécises, provocantes, précieuses,
Pas asexués… ne sachant plus
Conquérir l'adhérence de la terre,
Surprendre la rosée, le soleil, le matin.
Mort, tu luis sans feu
Sur ces danseurs de cire,
Cosses, membranes, écrins…
Sur ces absents vêtus de braise froide,
De bijoux, de laines, de fourrures,
De flottante batiste, de dentelles, de soies,
Drapés de plis des Indes.
Robes de bure, robes de lin,
Collants de ciel, manteaux de cendre.
Grotesques orgueilleux,
Perfides, fleurs éphémères et sans parfum.
Mort, grincements chuchotés,
Mort, tu nous fixes
De leurs prunelles éteintes.
Mars 1975
Mars 1975
Le pont
L'homme marche,
Ne voit plus la ville,
Vidé de larmes sèches,
Saisi dans son étau d'angoisse,
Vertige, fascination,
Investi de son acte
Comme d'un fatal amour.
Sa mort, c’est vivre cet arc-en-ciel,
Être à ce pont une enjambée,
Franchir sa courbe éblouissante.
Être un corps à ce vide,
Violet, émouvoir son silence.
Pénétrer la nuit majestueuse,
La déchirer, l'étreindre
Dans un sifflement d'air et de soie.
S'y mouler, y perdre sa chute,
Frapper la pureté plane de la terre,
Exploser en branches sonores,
En étincelles noires.
Gisant serein,
Nu-pieds contre l'asphalte.
La balance
Pourquoi mes lèvres
Ne disent-elles plus : Aurore ?
L'eau n'a plus goût de source,
Ni le pain de blé,
Ni la bouche d'amour.
Saurai-je rompre la pesanteur,
Dépasser la crainte, le plaisir,
Briser le carcan sourd de mes jugements,
Nimber de fraîcheur la brûlure de l'absence ?
Tout est plus encagé, plus triste
À mesure que le soleil et l'ombre
Perdent les matins acérés, délicats,
Que leur roue multicolore tourne plus vite,
Que cette hâte en éteint peu à peu la beauté.
Comme la volupté déçoit, comme elle blesse !
L'avenir n'est plus qu'un terme
Et non migration de nuages !
Mon espoir est lourd,
Un corps de femme épanoui dans son été,
Lui qui fut plus vif, plus tranchant
Que la baguette des saules.
Vouloir l'explosion des images,
Cette écorce éclatée
S'ouvrant sur la blancheur
Balbutiante des mots.
Rumeur neuve, puissante, un cri,
Cernant le fond de l'être,
Affranchissant mes signes comme des ailes
Que n'entraveront ni intelligence,
Ni vanité, ni mort.
Que mon sommeil soit un abîme,
Mes éveils éblouis, rayonnants,
L'amertume intense,
Ma joie plus âpre qu'une rupture :
Désir mordant d'espace
Qui écume, s'affole,
Cheval rétif
Qui tire et saigne sur la longe.
Vivre, soif dans le désert,
Porter la plaie d'une source tarie
Et mes membres, branches pétrifiées…
Lorsque mes paupières tombent,
Tournoient sur mes yeux incendiés de visions
Comme de longs arbres noirs.
Soyons nus,
Que la pauvreté hante
La jouissance de nos richesses ;
Que nos bouches ne se taisent,
Qu'il n'y ait de repos, ni de paix,
Ni de candeur à notre aveuglement.
Que face à la mort,
Notre contemplation soit parfaite, brûlée,
Phalène au flamboiement de l'absolu,
Plus humble que la poussière
Qui commence et achève toute création.
Que la somme de nos mots soit silence,
Que notre amour renonce à la durée,
Que notre volonté d'être s'anéantisse
Dans l'instant.
Mais pourrons-nous regarder
L'oubli s'inscrire sur le partage des regards,
Sentir inertes les mains
Faites pour bâtir, faites pour lier,
Perdre le bruissement chaleureux des récoltes,
Le rire tendre de nos enfants
Qui roule, léger, échappant aux mémoires ?
Comme nous craignons la mort !
N'y a-t-il donc aucune moisson de chair
Qui nous rende la vie ?
Notre peur est de glaise.
Qu'un feu nous durcisse, pierre d'angle.
Qu'il joigne ce qui sort de nos bras,
De nos ventres, de nos cœurs à son règne
Comme le bois à la flamme.
Et si rien ne résulte
Du chaos de nos actes,
Ni véritable amour, ni sagesse,
Ni compagnonnage en la mort,
Restons le fruit caché,
Informulé de l'être,
Inconscience où sommeillent
Tous les enfantements,
Face voilée, amplitude muette,
Qui fait éclater nos semences.
Astres contre le ciel.
Boire à cette profondeur,
À ce calme enfoui,
À ce mouvement, à ce vertige
Qui me libère, bouleversant mes limites…
À cette matrice qui reçoit et me rend
Toutes les tendresses, les images,
Tous les corps pris entre mes mains,
Tous les dialogues, les beautés partagées,
Toutes les disponibilités souriantes.
Naître intacte
De cet Accueil sans mesure
Qui me lie et me délie,
Me façonne, me défait,
M’enserre, me disperse
Et me recrée sans fin
Entre Ses bras puissants.
Léto
Lover la corde, les regards,
Laisser la rive pour le large,
Ramener les liens d'algue crue et de limon,
L'ancre lourde du cœur.
S'ouvrir sur la lame,
Se fermer sur l'étrave,
Trancher l'opacité présente.
Métamorphoses, gouttes de feu,
Prismes, embruns, houle,
Qui seuls séparent de l'infini,
De cette longue plume,
Courbée délicatement…
Sommeil de lumière,
D'absence délicieuse
Où tout s'unit, suspendu dans l'air pur,
Voler sur l'eau noire,
Les chutes cruelles, haine, mépris.
La mort glisse sous nos ventres,
Docile à notre quille.
Sur les rives d'hier,
La maison qui se dresse,
Les vignes étagées,
Des peupliers comme des lances.
Derrière les hauts murs,
Les fenêtres meurtrières,
La chambre close où se défait
Une querelle muette.
Ailes d'eau, ailes de vent,
Voiles frissonnantes,
Triangles qui marquent dans le ciel
D'autres géométries.
Ailes dans les yeux qui courent et dorment,
Epousent le lointain.
Le passé coule et sombre
Sous ce miroir où ne paraissent
Que bleus, profondeurs, nuées,
Visages flottants. Soleil et pluie,
Souffle qui tremble dans les haubans.
Dans la mémoire ne veillent que les ports,
Les grandes barques amarrées,
La tempête vaincue,
Les drisses qui sonnent contre les mâts,
Cloches vives et agiles.
Savoir que la fin est déjà différente,
Plus loin, près d'un autre refuge,
Que l'amour est une île,
Qu'on fait voile vers elle.
Savoir qu'un frère est assis,
Sous l'arbre hospitalier,
Les fruits imaginaires,
Sur le sable fin, blanc de l'horizon.
Savoir que ce lit est berceau
De bois, de fer, qu'il a forme du corps,
L’agilité du rêve. Qu'il est sûr, effilé.
Que le gouffre le porte,
Qu'ils s'aiment dans le combat.
Savoir que je te quitte,
Que nous serons inséparables,
Dans l'ailleurs de l'oubli,
Dans la course des vagues,
Entre les galets doux…
Que nos bras s'y enlacent,
Velus d'herbe et d'écume,
Que les sources seront nos bouches,
Ourlées de lèvres fraiches
Où court l'éclair des poissons.
Savoir que la mort nous joindra
Comme le vent
Qui soudain passe la montagne.
Août 1975
Le lièvre
Rire dément,
Heurté, qui bondit
Tel un lièvre
Fuyant vers la forêt,
Qui n'en finit pas, éperdu,
De sursaut en écart,
De quêter le ventre nocturne,
Le terrier où résonnent
Les battements de son cœur.
Mars 1975
Liberté
Liberté, mon arche dans la nuit,
Jets de pierres noires,
Hauteurs verticales,
Où la blancheur du ciel est flèche.
Liberté, je t'ai vue,
Montée sur des échasses,
Franchir d'un pas ailé
Le trait de l'horizon.
Qu'il est tentant le refuge,
L'esclavage tiède et amoureux des hommes
Où les larmes sont haies ou consolées,
Jamais pluie cinglant l'espace,
Chassée par le vent.
Qu'il est doux de dormir,
En des bras fraternels,
Dans la ruche bourdonnante des rêves,
Des souffles, des battements,
Dans la forge des corps.
Tout se scinde et fulgure : étrangers !
Souvenirs, pierres que l'on lance
Contre les barres du passé,
Contre les fronts d'avenir,
Contre l'angoisse du voyage de retour
Qui extrait nos racines, les jette au feu.
La foule est aveugle, l'acrobate est aveugle,
La corde seule est rayon de lumière.
Si je ne suis danseur, flèche de feu, oiseau,
Je suis le vide, je vais tomber :
Mon cœur est cet oiseau
Aux ailes coupées, aux ailes coupées,
À la tête tranchée, à la tête tranchée,
Aux plumes arrachées, aux plumes arrachées,
Au bec déchiré, au bec déchiré.
1975
Croissance et décroissance
Naga
Etrangeté d'être seul,
Densité de roche,
Stupeur.
Nuit minérale, où s'affranchit le désir,
Sommeil vivant des rêves,
Grouillement végétal, moiteur de terre.
Obscurité, je t'écoute, j'attends
L'oiseau qui conduit le matin.
Reptile dans la pénombre,
Je love mes anneaux
Dans la lumière qui sourd.
Je frotte ma peau contre l'humus,
Battement, houle, pulsion,
Je glisse de ma gangue morte,
Humide, lustrée, ruisselante d'enfance.
Libre, frissonnante dans la jungle d'être.
Frère, j'ensevelirai ta lame,
J'userai son fil sanglant
Sur mes écailles durcies.
De ce monde antérieur,
De ses éclats de chair et de basalte,
Naîtront beauté, amour.
Devenir
La vision sans regard
Qui a raison du temps;
L'immobile bronze vert
Qui médite et repose,
Enroulé sur lui-même,
Sinueux et paisible.
1975
La porte dérobée
Colline lisse solaire
Seule une porte absente
Y dresse comme un cadre.
Comment en saisir l'invisible battant
Comment franchir son péristyle ?
Ses montants son linteau
Me ceignent de toutes parts
Le destin est son seuil
Je suis son pas.
1975
Oia
Ma maison, debout, éventrée sur l'arête,
Sur l'à-pic des roches, traversée par le vent,
Ma maison debout sur la crête,
Posée immobile, comme un oiseau blanc.
N'être qu'un pan de mur, un porche béant,
L'enceinte où l'on passe et repasse ;
Les marguerites solaires y croissent.
Ma maison alvéole, ma niche, ma colombe,
Ton dos, ton toit semblables à la voûte des tombes,
Qui franchira ton seuil si transparent ?
Ma maison debout étincelle sur la crête,
Sur les roches polies, portée par le vent.
C'est bien ici, Voyageur, que tu t'arrêtes,
Dans ma maison neuve, dans son éclat blanc.
1975
Décembre 1975
La coupe
Qui peut le vent, sans se laisser porter,
Le feu, s'il n'est bois, paille,
Qui être source ou rivière,
Sans être lit, matrice souterraine ?
Qui peut les mots, sans être le silence,
Ecouter, s'il n'est l'instrument du musicien,
Être vision, s'il n'est miroir ?
Qui peut le devenir, sans être le présent,
Être immobile, s'il n'est la roue ?
Qui peut l'amour, s'il n'est coupe vidée,
Qui joindre ses bras autour d'un autre,
S'il ne les ouvre comme des ailes ?
Contemplation
Voici s'épanouir, dentelle de l'aurore
Une moisson de feu dans une main de glaise,
Interrogeant la nuit et ses vides sonores
Le cri de mon silence est un éclat de braises.
Que ma vision s'étoile en la rose des vents,
Sillage lumineux dont les voiles enlacent
L'harmonie balbutiante où se mêlent mes chants,
Qu'elle accorde mon ombre aux clartés de l'espace.
Lorsqu'un geste m'incline d’un cœur lourd vers la terre,
Les mots ivres de l'âme embrasent la matière
Et constellent de joie les sentiers de l'esprit.
Que l'éclair me rassemble au point d'incandescence
Où l'être et le néant ont la même naissance,
Fulgurance de l'instant, d'où l'infini jaillit.
1964
L'Ordre Grec
Mon coeur sur tes parvis est un tronc de cyprès
Et ton soleil de pierre un long baiser de vie.
Je gravis tes degrés, austère, épanouie,
Ton ombre déployée en un manteau de paix.
Le ciel éblouissant verse son infini
Dans le fini d'un vase ouvert en colonnade ;
La montagne est la courbe où tes droites s'évadent,
Le plein s'unit au vide et le désir au fruit.
L'équilibre du nombre est ton jeu d'horizon,
L'homme s'achève en toi, ô temple de rayons,
De tes lignes en flèche, il féconde l'espace.
Tu es la chair fragile où s'effrite son verbe,
Mais tes piliers vêtus de la douceur des gerbes,
S’élèvent en un vol, humble comme une audace.
1972
La nuit
Le soir déjà du versant des collines,
Glissant un lac d'oubli au profond des vallées,
Il éteint peu à peu les chagrins qu'on devine,
Apaisant notre peine en ses lentes foulées.
Un troupeau d'ombre escorte un berger noctambule
Dont la flûte étoilée sait endormir les jours ;
Cernant d'un sillon noir les eaux du crépuscule,
La nuit monte aux clartés comme un sombre labour.
La terre a déployé sa couche taciturne,
Hanche lourde des morts sur la voûte nocturne
De sa courbe tranquille, elle épouse les cieux ;
Enceintes de rayons les ténèbres tressaillent
Et font rouler sans fin de leurs vastes entrailles
Les fruits d'or suspendus à la bouche des dieux.
1963
Sommeil
Sommeil, mon refuge,
Mon île, sommeil,
Mon corps transfuge
Pour un sombre soleil.
Sommeil, ma déchirure
Saisie dans l'univers,
Mon arbre, ma ramure,
Mes yeux enfin ouverts.
Sommeil sans rivage,
Ma mémoire, mon âme,
Visage sans visage,
Ma barque sans rames.
Sommeil dans la nuit neuve,
Ma paisible demeure,
Mouvante sur le fleuve,
Ma barque sans rameur.
1976
La Mort
Le corps entier tendu, plus que le bois d'un arc,
Près de rompre et pourtant, si effacé, si gourd,
Arrimé sans défense à une haute barque
Et glissant, loin des mots, sur un flot dense et lourd.
Je jette ma pensée où l'on jette le grain,
Ne sachant plus si tout s'amenuise ou déborde,
Si l'horizon se hâte ou seulement s'éteint,
S'il reste encore une île où la fatigue aborde.
Le désespoir m'étreint d'un parfum véhément,
L'amour même devient immobile et s'émousse,
Se détachant paisible en un sommeil d'enfant.
Je porte sur mon front une colombe douce,
Ma mort n'est qu'un retour, un rêve rituel,
Une voile que gonfle un souffle maternel.
1972
Enfance d’aimer
Jeunesse
Je suis le poing qui lie et la serpe qui tranche,
L'herbe folle qui danse au-devant de nos pas
Et je bois à grands traits la vigne qui s'épanche,
Le soleil et l'ondée en gerbes dans mes bras.
Il n'est point de saisons à mes yeux étonnés,
Tantôt ivres de pleurs, tantôt grisés de joie ;
Je conquiers sans connaitre, avide d'ordonner
Cet horizon mouvant où les aubes tournoient.
Mourir n'est qu'un printemps, une onde de jouvence,
Le sommeil précurseur des nouvelles naissances,
L'attente qui engendre un été triomphant.
Tendresse du renouveau d’un matin qui frissonne,
Fruit givré de candeur dans le roux de l'automne,
Fragile et velouté comme une joue d'enfant.
Mars 1965
Cires perdues
Leur chevelure courte où les boucles foisonnent,
Espace, intensité, désir tactile et feu,
La pulsion immobile où leur force s'ordonne
Et médite le bond d'un essor lumineux.
Leur muette violence, une étrange harmonie
De courbes épousées qui se fondant, se quittent
Pour mieux fleurir l'instant où leur rêve s'oublie,
Où leur course s'achève en rompant leurs limites.
Austère volupté, découvrant l'abandon
Qui modèle l'amour en d'autres dimensions,
Voilant d'un songe ailé l'acuité des visages.
Sereine nudité que rythment les volumes
Dont la beauté flexible est un anneau d'écume,
L'accord étincelant où vibre leur langage.
1969
L'amour et le voyage
Quand se voile l'absence
Dans la douceur de l'ombre,
Un geste peut lier
Ma soif à ton refuge
Ou l'instant transformer
Ma caresse en voyage
Sur les chemins vivants
De ton corps endormi.
Et si tu sais m'offrir
Ce qu'enfante la nuit,
Ce noir où se dissolvent
les murs de mes prisons,
Je troublerai d'un souffle
La ligne des visages
Et peuplerai de danse
Les maisons de l'oubli.
Paris, 1959
Premier amour
Amour, berceau de jonce au verger qui sommeille,
Ombrage tout brodé d'espérance vermeille,
Plaie vive du rocher que la racine enserre,
Main puissante de l'arbre au sein noir des jachères.
Un étang minéral enfante tes douleurs,
Mêlant à notre ébauche et la sève et les pleurs,
Il jette le silence au tourbillon des fleuves
Où nos désirs s'épuisent, où nos jardins s'abreuvent.
Nos deux corps embrassés sont deux troncs qui se lient,
Prélude au renouveau, nos gestes multiplient
Les blés verts du printemps, l'offrande que l'on cueille.
La ramure fleurie a l'éclat de l'écume
Emaillant les baisers que ton souffle rallume ;
Les caresses du vent nous couronnent de feuilles.
1964
Attente
Pelouse ensevelie auprès d'un lac dormant,
Entre le gris d'un arbre et le brun des labours,
Oubli des désespoirs, silencieux et fuyants,
Promesse de rosée, chagrin timide et gourd.
Mélancolie muette où repose la Mère,
Labeur obscur et doux qui enfante le monde ;
Sous la robe alanguie où s'abrite la terre
Un ruisseau vif déchire une écorce profonde.
Printemps humide et frêle en sa neuve candeur
Lorsque son rire éclate et résonne de pleurs ;
Bien que la mort s'enchaîne à notre vie naissante,
Un simple cri d'enfant, qu'inonde le soleil,
Libère inconsciemment du cerne des sommeils
D'autres fruits, d'autres blés et les vignes qui chantent.
1964
Premier-né
Notre âme l'a bercé comme un flanc de navire,
D'une vague profonde elle a noué son cri,
Livré sa volonté qui dépouille et déchire
Au dialogue implacable où s'incarne l'Esprit.
Léger, l'enfant échappe à nos mains d'oiseleurs,
Sa liberté dévoile une mort familière
Qui monte des saisons tel un fruit de la fleur
Lorsque l'été rayonne aux terres nourricières.
La houle des sillons emporte notre étreinte,
Il danse la moisson et sa récolte sainte,
Brisant l'anneau étroit où nos heures gravitent.
Chant d'oiseau ou de pluie, il éveille nos jours
Au jardin souriant où repose l'amour
Et ranime le feu des rêves qui nous quittent.
À Grégoire, 17 mai 1965
Eléonore enfant
Tu es légère au cœur, un matin de campagne,
Eau limpide et gourmande aux bleus ensoleillés,
Plus fraîche que le vent que feuillage accompagne,
Tes mains tendues en joie portent un balancier.
Il est tant de douceur à ton front enfoui,
Tant de rondeur alerte et tendre entre tes bras,
Que ton jeu à nos jeux offre un monde ébloui,
Que la vie s'éclabousse en riant sous tes pas.
Ta volonté est âpre et pleine de verdeur,
Accolant avec fougue le sourire et les pleurs.
Ne cédant qu'au sommeil quand ta joue s'abandonne.
Riche en fragilités et défiant la mort,
Tu es la moisson vive éclatant dans son or,
Cette Eve qu'à nouveau une enfance couronne.
À Éléonore, 4 novembre 1967
Vera
Fragile suie, et j'aime
Ce baiser comme trois soleils,
Fleur de lune au lac de cendre,
Tes cheveux fous qui croisent au vent.
J'aime, et combien peu m'importe
Que pierre et feuille
Dorment et roulent sur le pont.
Chutes sans soupirs,
Ivresse à la musique à bouche,
Souffle qui monte dans la nuit
De tant de lits d'amour et de sommeil.
Six baisers comme six soleils,
Astres fugaces qu’une bourrasque
Saisit dans ses nuées.
Je traverse le pont,
Les bras enfantins se referment
Sur les tièdes fourrures,
La crinière léonine aux yeux d'azur.